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Ecrits de travail, travail de l’écrit

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Sociologie du travail 56 (1)


Ecrits de travail, travail de l’écrit

Coordination : Gwenaële Rot, Anni Borzeix, Didier Demazière
Appel à contributions - Ecrits de travail, travail de l’écrit

Les propositions de contribution prendront la forme d’un texte de 8.000 à 10.000 signes (hors bibliographie). Ce texte présentera le sujet abordé et son positionnement dans la littérature, l’enquête empirique et les matériaux, les résultats attendus.

Les propositions doivent être envoyées sous format électronique au secrétariat de rédaction de la revue avant le 31 mai 2012
socio.dutravail@sciences-po.fr

Le travail se fait non seulement avec des gestes mais aussi avec des mots. Action productive et action symbolique sont inextricablement liées. Ce constat est bien établi désormais, grâce notamment aux recherches développées depuis les années 1980 par l’équipe pluridisciplinaire réunie au sein du GDR Langage et travail, qui a fait du langage en situation de travail son objet d’étude. Les changements en entreprise tels qu’ils étaient identifiés à l’époque (informatisation, montée en puissance des services, d’une économie de la connaissance), motivaient l’intérêt porté à cette « part langagière du travail » [1] , dimension par trop négligée dans les recherches en sciences sociales en général et en sociologie du travail en particulier. La prise en compte du « rôle du langage dans l’accomplissement des activités productives » (ibid.) s’est enrichie d’un intérêt croissant pour les pratiques d’écriture au travail et pour la place de l’écrit dans cet accomplissement. En ce sens on peut ajouter que si le travail se fait avec des mots, ces mots sont souvent des mots écrits.

L’objectif du numéro lancé par Sociologie du Travail est d’explorer cette piste d’analyse afin d’interroger, à partir de recherches empiriques récentes, la place des activités d’écriture dans le travail, à l’époque contemporaine comme dans ses transformations historiques. Au-delà de cet objectif descriptif, on se demandera si et comment ces pratiques — grâce aux traces matérielles qu’elles nous livrent — peuvent servir d’analyseur sociologique non seulement de l’activité mais aussi, plus largement, de l’organisation du travail.

Les écrits circulent en abondance en milieu professionnel, dans et entre les organisations, les secteurs et les services, de manière permanente et sous les formes les plus variées : tableaux de bord, courriers électroniques, notes de services, réglementations, fiches de contrôle, relevés d’anomalies, rapports d’activité, plannings mais aussi traces d’expériences, pense-bêtes, cahiers, notations personnelles, aide-mémoire… Ils y acquièrent des statuts différenciés et se prêtent à des usages multiples : écrits de prescription, écrits de transmission, écrits de mémorisation, écrits de coordination, écrits de certification, écrits publics, écrits secrets, écrits « pour soi », écrits collaboratifs, mais aussi écrits à portée juridique mobilisés pour définir des responsabilités en cas de litige, d’accidents, de catastrophes… Leur place dans l’activité individuelle et leur rôle dans l’activité collective méritent de plus amples éclairages.

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Il ne s’agit pas d’analyser les écrits de travail pour eux-mêmes, en multipliant les coups de sonde sur certains d’entre eux, comme cela a déjà été fait, par exemple, pour un registre de déclaration d’accidents du travail, un cahier de relève de poste à l’hôpital ou dans une usine chimique, l’agenda d’un agriculteur ou d’un homme politique, une fiche suiveuse d’autocontrôle, un petit carnet d’opérateur, un cahier de liaison d’un professeur, une main courante d’un gardien d’immeuble, des journaux de bord dans un service de réanimation ou encore des procès verbaux de police etc. L’objectif est plutôt de viser, à travers la façon dont les écrits sont conçus (mis en mots, mis en page, mis à jour), sont fabriqués (par qui ?, quand ?, pourquoi faire ?), mobilisés, stockés et surtout articulés entre eux, un examen « rapproché » des situations, activités de travail et types d’organisation dont ils sont des composantes à part entière, auxquelles ils servent de ressource cognitive et d’appuis pragmatiques.

Certains effets des transformations macro-économiques que connaissent aujourd’hui les systèmes productifs (financiarisation, tertiarisation, globalisation…) tendent à renforcer le rôle des écrits parce qu’ils démultiplient les occasions et les contraintes de coordination, de coopération, de concertation, de collaboration au sein et entre les firmes. On pense notamment à la sous traitance, aux ententes multi-latérales, aux partenariats, aux délocalisations, ou encore, en interne, au travail en réseau, au télétravail, aux organisations matricielles, aux espaces collaboratifs, au groupware… ; et à leurs usages par l’entreprise « éclatée », en « réseau », « virtuelle ». Les formes de division et d’organisation du travail qui en résultent ne peuvent qu’interroger le sociologue : de quelle manière suivre la « gestion de la dispersion » et la multiplication des tâches à accomplir ; comment rendre compte d’une multi-activité qui concerne un nombre croissant de travailleurs, salariés ou indépendants, cadres ou ‘exécutants’ ? Que suppose – en termes d’activité technique et de relations de travail - le suivi d’une production « en continu » dont les paramètres de marche ont été définis par l’équipe précédente ? Que signifie assurer la « continuité d’un service » alors même que les temporalités et les espaces d’action des producteurs mais aussi des « clients » ou des « usagers » sont hétérogènes et évolutifs ?

Dès les années 1960, Pierre Naville avait signalé que, dans les industries automatisées, le temps des travailleurs n’était pas celui des machines si bien que les exigences de coordination et de liaison entre postes et hommes devenaient un impératif productif essentiel et modifiaient structurellement le travail. Cette perspective analytique peut être élargie aujourd’hui à d’autres milieux de travail : activités industrielles fonctionnant en continu ou quasi continu bien sûr, ou encore secteurs particulièrement concernés par la maîtrise et la prévention des risques (risques industriels, humains, alimentaires), mais aussi services publics (gestion des flux de patients à l’hôpital, transmission de dossiers entre front et back office) ou privés (rallongement des chaînes d’acheminement vers les clients, prise en charge d’un client par une multiplicité de salariés marqués par un fort turn over). Ainsi le travail ne peut plus s’analyser uniquement dans un cadre sédentaire, inscrit dans un même lieu, dans un espace temps stable. Il s’accomplit souvent à distance, entre le commandant de bord de navire et la terre, entre le pilote d’avion et la tour de contrôle, entre le conducteur de métro et le régulateur, entre le rondier et les opérateurs de la salle de contrôle d’une centrale nucléaire, entre le banquier « virtuel » et son client. Il est aussi effectué par des travailleurs dont la mobilité – voulue ou subie – fait émerger des problèmes de suivi, de transmission et d’interprétation de l’information, de gestion de l’expérience et des savoirs qui mettent la mémoire du travail – de ce qui a été fait, de ce qu’il faut faire, de ce qu’il importe de combiner ou d’éviter – à rude épreuve.

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Face à ces phénomènes de rupture temporelle ou de distance spatiale caractéristiques de nombre de situations de travail les exigences d’articulation, de connexion, de coordination, de mise en cohérence, de correspondance, de communication, apparaissent essentielles. Elles se traduisent par la mise en place de normes et d’outils de gestion, d’intégration, de traçabilité, de transmission destinés à compenser les risques de fragilisation des systèmes productifs. Mais la coordination et la construction du sens au-delà des discontinuités s’appuient aussi sur des artefacts écrits, inventés dans les cours de l’expérience par bricolage et itérations successives en vue de tenir le fil de l’activité et d’avoir prise sur la production. Travailler s’apprécie alors comme une activité de repérage, de constitution de sens, à partir de points de références dispersés. Dans quelle mesure les écrits professionnels, qu’ils soient individuels, constitués pour soi-même à des fins personnelles, ou collectifs, destinés à circuler et être partagés, s’érigent-ils en repères pour l’action : pour la construction d’une « continuité cognitive », pour la gestion des ruptures dans la production, pour l’articulation des discontinuités organisationnelles ?

Dans ce contexte, la sociologie du travail gagne, semble t-il, à se saisir des écrits du travail, de travail et au travail comme autant de « témoins » privilégiés d’une activité collective et distribuée. La manière dont les salariés produisent, utilisent et intègrent ces multiples écrits renseigne aussi sur l’évolution du contenu du travail tel qu’il se structure tout au long de la ligne hiérarchique. Que nous apprennent les écrits mobilisés dans le cours de l’action, écrits d’organisation, écrits ordinaires, écrits intermédiaires, écrits officiels ou non, légitimes ou non sur les manières de travailler et sur le travail tel qu’il se fait ? Tel est le fil rouge de ce dossier.

Il ne s’agit donc pas uniquement d’étudier ce que font les travailleurs aux écrits (les négliger, les oublier, les tordre, les « appliquer », ou les ignorer par défiance, « résistance » ou désintérêt, ou encore les inventer et les manipuler) mais aussi d’explorer ce que les écrits (dans leur variété) font au travail. Que nous apprend sur le travail — abordé en tant qu’activité à la fois technique et sociale, impliquant des prises de décisions, des processus de délibération, d’évaluation, des arbitrages, des résolutions de conflits, des prises de responsabilité etc. – un regard sociologique attentif à ces écrits ?

Les articles proposés devront privilégier non pas une sociologie de l’écriture mais bien une sociologie des activités de travail, de leur distribution et de leur organisation. Il s’agira de montrer comment le travail est accompli, outillé, éclairé par « ses » écrits, en suivant ces derniers dans leur genèse, dans le cours même de l’action professionnelle ou dans leur circulation au sein de collectifs de travail, de chaînes hiérarchiques, d’organisation réticulaires… C’est donc l’écrit comme analyseur du travail qui sera au cœur de ce dossier. L’objectif est aussi de pouvoir prendre en considération des situations de travail et des activités professionnelles très variées, de rassembler des enquêtes portant sur des catégories diversifiées de travailleurs, de secteurs et de métiers, de renseigner la problématique à partir d’un large éventail de types d’écrits de travail.


La procédure se déroule en trois temps :

  1. Les intentions de contributions prendront la forme d’un texte de 8.000 à 10.000 signes (hors bibliographie). Elles doivent être adressées en format électronique au secrétariat de rédaction de la revue avant le 31 mai 2012.
  2. Les résultats de la pré-sélection, effectuée par les coordinateurs, seront communiqués au plus tard le 10 juillet 2012.
  3. Les auteurs dont la proposition a été présélectionnée devront adresser leur article (75.000 signes maximum) au plus tard le 10 novembre 2012. Les articles, anonymisés, seront évalués dans les conditions habituelles par le comité de rédaction de la revue.

Secrétariat de la revue : socio.dutravail@sciences-po.fr

Coordination du numéro : Gwenaële Rot, Anni Borzeix, Didier Demazière

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Notes

[1Borzeix A. Fraenkel B., 2001. Langage et travail. Communication, cognition, action. Paris, CNRS Editions.